Présence sur scène et ailleurs

L'interprète va très vite se heurter à la différence entre ce qu'il estime devoir faire et ce qu'il fait, entre ce qu'il estime devoir ressentir et ce qu'il ressent. Et ce refus de ce qu'il est affaiblit sa performance, ce qui le conforte dans sa conviction que ce qu'il fait n'est pas bon et renforce encore plus le rejet de son ressenti. C'est un cercle vicieux qui le dégoûte du chant. Beaucoup s'arrêtent à ce stade parce qu'aller plus loin engendre énormément de souffrances.  

Il est parfaitement inutile et terriblement douloureux de vouloir coûte que coûte ressentir ce qu'on ne ressent pas pour faire ce qu'on ne peut pas faire. Pour pouvoir continuer dans de bonnes conditions et éviter des souffrances inutiles, je conseille de faire un travail qui n'a rien à voir avec le chant mais qui donnera énormément d'avantages dans la discipline qui nous intéresse. Ce travail peut effectivement être fait lors d'une partie de jeu vidéo. C'est surprenant mais c'est redoutablement efficace parce que ces deux activités demandent une qualité commune : la présence d'esprit ou la présence tout court..  

Quand on joue à un jeu de voiture, on peut soit jouer contre un adversaire, soit contre soi-même. C'est cette configuration qu'on va examiner : le joueur essaie de battre le "fantôme" (ombre de la voiture qui a fait le meilleur score enregistré en machine). 

Instinctivement, comme on a pour objectif d'améliorer son record, les yeux suivent le fantôme. Et c'est un tort parce qu'en se focalisant sur le fantôme, le cerveau élimine tout ce qui est autour et l'attention n'est plus à la route mais exclusivement au fantôme. Et comme on ne peut pas être aux mêmes moments à la même vitesse et sur la même vitesse boîte que le fantôme, on ne peut pas être sur la même trajectoire que lui et comme le cerveau n'est plus à la route, on se plante. Ou en tous cas, on gâche beaucoup d'opportunités de battre le fantôme. 

Première vérité à constater pour le chant : l'interprète débutant veut ressentir ce qu'il croit que l'artiste original ressent. C'est son objectif et cela le restera pendant longtemps, jusqu'à ce qu'il ait suffisamment confiance en son ressenti pour faire comme lui et non pas comme son artiste de référence. 

On a vu que le joueur de jeu vidéo, en voulant faire comme ou mieux que le fantôme, a du mal parce que son cerveau néglige la route qui est le seul vrai environnement du jeu. Pour le chant, c'est pareil. L'objectif est de produire une performance à la hauteur de l'artiste de référence mais les détails sont dans le ressenti de celui ou celle qui essaie d'interpréter la chanson. Il faut donc non pas oublier l'objectif (on ne peut pas l'oublier) mais voir l'importance de l'environnement pour pouvoir déplacer son objectif vers un autre objectif supérieur et extérieur à l'objectif d'origine : porter son attention sur la route et porter son attention sur son ressenti d'instant en instant sans autre objectif que de faire selon l'instant. 

Porter son attention sur son ressenti ne veut surtout pas dire interdire certains ressentis et en espérer de moins désagréables : on n'espère pas ne pas trouver de virage difficile à négocier, on fait avec et on fait selon ce qu'on trouve sur son parcours. Accepter de vivre intensémment l'instant ne vous évitera de faire des erreurs de pilotage mais être présent libère l'intelligence du corps du carcan psychique et intellectuel et le corps répondra spontannément à la demande de l'instant que ce soit via des techniques de pilotage ou des techniques de chant. Les cordes vocales se libèrent et l'interprétation finale, bien que différente de ce qu'on avait peut-être dans l'idée, est personnelle et authentique, c'est-à-dire conforme au ressenti du moment. Du coup, on n'imite plus l'artiste de référence, on produit une oeuvre personnelle. 

On n'arrivera jamais à lâcher complètement l'objectif, si le fantôme est devant, on essaie de le rattraper, s'il est derrière, on veut sécuriser sa place en le distançant le plus possible. Et ce n'est pas un mal absolu qu'il faudrait combattre. Ce qu'il faut c'est lâcher cet objectif le plus possible pour pouvoir se concentrer sur les détails de la route. 

Une fois qu'on a réussi à lâcher l'objectif "fantôme", on s'intéresse à la route et d'autres difficultés arrivent. Eh non, ce n'est pas fini ! :-(

Quand on a fait moins bien que ce qu'on aurait voulu faire, l'esprit a tendance à s'y attarder et on se retrouve dans le passé voire même le passé conditionnel (j'aurais pu ou j'aurais dû) et on n'est plus à ce qu'on fait, on loupe le virage présent ou on est dégoûté du chant, on a envie de s'arrêter en plein milieu de la chanson et balancer le micro par terre.  Le seul remède est le présent inconditionnel. Ce qui est important, c'est maintenant, le virage actuel, la note actuelle et le ressenti actuel - quoique cela puisse être, y compris le passé conditionnel -, si ce que je ressens dans l'instant c'est J'aurais dû, OK pour J'aurais dû, la condition du présent inconditionnel est l'acceptation intégrale de la souffrance ressentie parce que si je veux bien ressentir cela, quoique ce soit, je suis au-dessus du passé conditionnel et le présent peut contenir ce passé et tout ce qu'il contient et même si je souffre le martyr, je suis toujours à la route, je reste maître de la situation.

Je conseille vivement cet exercice avec le jeu de voitures parce qu'il présente les mêmes difficultés émotionnelles à un degré narcissique plus facile à soutenir que le chant, donc plus accessible et les changements vont à la même vitesse que l'interprétation musicale.

juin 2006

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